Je suis sans doute une contradiction.
Je porte un vieux jean trop large, dont la coupe originelle n'est plus qu'un souvenir vague et dont le bas élimé et déchiré prend presque le vent, recouvrant au moins partiellement mes sandales. En cuir véritable. Des Birkenstocks achetés à un prix qui rendrait mon arrière-grand-père cordonnier fou de rage, ou profondément déprimé. Je porte une belle chemise grise que d'ordinaire je mets plutôt avec un costume, les jours où je mets un costume. J'ai une paire de Rayban sur le nez. Pas le dernier modèle, plutôt une vieille paire qui me suit depuis déjà 10 ans et qui ne tient plus quand je penche trop la tête. Encore plus quand comme maintenant je sue et que l'arête de mon nez se fait glissante. J'ai une étole kaki que j'ai piqué à ma douce – un emprunt devenu permanent, enroulée autour de mes épaules. La première fois que je l'ai porté, c'est parce qu'elle était pleine de son odeur. Dorénavant, c'est plutôt parce que j'aime le petit côté baroudeur un peu baba qu'elle me donne quand je la noue comme une écharpe ou comme un keffieh. Enfin, j'ai posé sur mon crâne un vieux chapeau crasseux, que j'avais acheté une misère avant de partir marcher au soleil dans un endroit où le soleil n'est jamais vraiment clément avec les têtes dénudées. Il empeste et porte de vilaines traces, résidu de ma sueur mélangée à de la crème solaire. C'est un curieux mélange, je crois (non, pas la sueur et la crème solaire, mon accoutrement vestimentaire). Des marques comme des trucs tout moches.
Je suis peut-être une contradiction.
Lundi soir dernier, j'étais à la Flèche d'Or, en compagnie de gens que je connais à peine mais pour lesquels j'éprouve une sorte de sympathie instinctive, en tout cas immédiate. Probablement très maladroite dans son expression et assez floue dans ses limites. J'y ai vu un chanteur de folk texan, dont les albums n'ont à ce jour jamais été distribués en France mais qu'on a pu entendre sur une compilation hommage aux Buckley père et fils. Autrement dit, un presque inconnu dont le nom ne circule quasiment qu'entre initiés, dans des conversations où on prend poseur des airs de conspirateurs. Un plaisir simple, presque gratuit et à peine troublé par la peur de l'inconnu.
Mercredi soir, j'étais dans un petit bar-restaurant de quartier où nous aimons nous retrouver. Nous, c'est quatre personnes que j'ai connu il y a une dizaine d'années, en faisant mes études. Mes plus vieux amis. L'un est avocat, le second chercheur, le troisième personne ne sait avec certitude. L'un allait retourner à sa femme et son enfant. L'autre allait dormir chez sa copine avant de prendre l'avion pour le Canada. Le dernier, j'avoue ne pas trop savoir. Nous avons mangé, un peu. Nous avons confié nos tracas du moment, nous les avons dilué dans de la bière, des mojitos peu catholiques et du whisky bien vieilli. Nous avons relâché un peu de cette pression quotidienne. Ce qui signifie évidemment que nous avons maté les filles, et, passé une certaine heure, conduit des velibs en tentant d'imiter Tonnerre Mécanique. Nous sommes rentrés chez nous. Nous avons eu mal au crâne, mais plus tard. Un plaisir étonnamment simple, malgré la complexité inhérente aux amitiés anciennes, et plein de la douceur de retrouver le sens de l'aventure, un truc un peu épique même si dans des proportions infimes, même dans un territoire ultra-balisé. Pas gratuit, mais pas hors de prix.
Samedi soir, j'étais dans l'un des meilleurs restaurants de France, avec vue sur l'océan, dans ce qui fut le palais de l'impératrice Eugénie à Biarritz et qui est devenu un hôtel pour gens franchement très aisés. Trois serveurs empressés se sont occupés de nous pendant que le soleil sombrait peu à peu dans le lointain marin. Là, on ne se sert jamais du vin soi-même et on dîne en se servant - dans le bon ordre, s'il-vous-plait - des couverts de feu l'impératrice. Sur les murs, des portraits de dignitaires non identifiés de l'Empire répondaient à une décoration en dorures inspirée par l'Egypte antique. La cuisine, très classique, un peu trop à mon goût, donnait un aperçu de que peut être la perfection. C'était Platini plutôt que Zidane, Mendès-France plutôt que Jaurès : une perfection sans grand génie, sans invention majeure, mais d'une efficacité redoutable (on trouve les comparaisons qu'on peut). Et ce n'est pas tant tout ça qui me plaisait que le fait d'être si loin de chez moi, si loin de ce que peut être ma vie habituelle, d'avoir pu sans trop y réfléchir m'enfuir hors de la ville et passer quelques jours au soleil. A traîner et à bouquiner ... A ne presque rien faire et à dépenser librement, sans que cela n'ait de conséquences trop réelles pour être vraiment emmerdantes. Ou culpabilisantes.
Je dois forcément être une contradiction.
Je me suis construit en opposition à tant de choses : la droite en général et le Front National en particulier, un lourd héritage familial en général et mon père en particulier, la bourgeoisie bien-pensante et analphabète dans laquelle on m'a plongé, la lourde conscience d'un nombre beaucoup trop conséquent de faiblesses et, partant, une forme particulièrement aigüe de timidité qui a longtemps posé problème dans mes rapports aux autres, un corps pas toujours très obéissant aussi, une religion flippante et impérieuse et vraiment pas très indulgente, et bien d'autres choses encore. Ca fait bizarre, des années et des années plus tard, de se rendre compte qu'on se dirige tout droit vers des choses qu'on a passé une existence entière à fuir, ou à éloigner (sauf la droite, faut quand même pas déconner).
Je suis une contradiction. A force de tout courir en même temps, de tout vouloir sauf les concessions. Ca faisait longtemps que je ne m'étais pas regardé. J'ai l'impression que je vais choper un strabisme divergent. J'arrête, du coup, et je retourne me contredire un coup. Sinon, il se pourrait bien que je me perde (ou que je me finisse par me trouver, ce qui serait bien le comble).
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[Ce billet est tellement narcissique que j'ai longtemps hésité à le publier]
[et que je m'en vais écouter un ego-trip de De La Soul]
[au moins, j'ai pas mis des photos de moi partout]
[tant qu'on est dans la dérision, très grand clip de The Roots, What They Do]
5 comments:
chouette billet.
Oui j'acquiesce.
A bientôt Garrincha, homme de contradictions (c'est avec elles qu'on avance paraît-il)
Merci à tous deux!
c'est interdit de me faire rire et pleurer en même temps le matin au bureau....
Bah pourquoi ? C'est bon pour le teint : tu travailles contre le relâchement des peaux et en même temps tu t'hydrates...
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